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Élisabeth Sauze,

De Sisteron à Tallard, la route des Alpes à la fin du XIIIe siècle

Texte intégral go_to_top

1Le registre B 1075 des archives départementales des Bouches-du-Rhône associe sous une reliure cartonnée deux cahiers de format différent. Le second contient 12 feuillets dont la numérotation en chiffres romains est contemporaine du texte, une enquête effectuée en 1291 au sujet du bac de La Bréole1. Les 40 feuillets du premier portent, en chiffres romains d’une écriture moderne, les numéros 142 à 181. Il manque apparemment plusieurs autres cahiers dont les lacunes de la reliure portent la trace : trois ou quatre avant celui qui reste, au moins un après.

2Le document est donc très incomplet. La partie conservée a reçu à l'époque moderne le titre "Péage de Chanea" et traite, pour l'essentiel, de la pratique et du droit des postes de péage institués sur la rive gauche de la Durance tout de suite en amont de Sisteron. La partie initiale du texte devait exposer la plainte à l’origine de la procédure, la nomination des commissaires enquêteurs, le questionnaire servant de base à l’interrogatoire des témoins et les dépositions d’un nombre indéterminé de ceux-ci. Le cahier conservé enregistre néanmoins les déclarations de 90 personnes entendues depuis une date indéterminée – la plus ancienne connue remonte au 20 juillet – jusqu’au 25 septembre 1289. Le lieu des auditions n’est jamais indiqué. Cette omission résulte vraisemblablement d’un parti pris du notaire qui a recopié, en la simplifiant, la procédure, peut-être à l’usage d’un avocat qui a laissé en marge gauche des annotations, en fait de simples marques peu éclairantes.

3L’origine des témoins englobe en effet toute la vallée de la Durance depuis Meyrargues (Bouches-du-Rhône) jusqu’à Gap (Hautes-Alpes) avec, comme il se doit, une concentration particulière sur les lieux incriminés mais aussi des incursions dans les contrées adjacentes, en rive droite (Forcalquier) et surtout en rive gauche (Mézel, Dromon, Gaubert, Beaujeu, Authon, Valensole). Cette variété va de pair avec la sélectivité des dépositions ordonnées en fonction de 57 propositions dont le contenu n’est pas toujours connu. Aucun témoin n’a répondu à toutes, quelques-uns n’en ont abordé qu’une.

Tableau des dépositions

fol.

date

nom

origine

articles

142

 ?

Valansolia (de) Guillelmus

Sancto Paulo

9, 11, 25, 26

142

 ?

Cadellus Isnardus, d., miles

Sancto Paulo

9,10, 25, 26

142v

 ?

Mundi Bertrandus, bajulus curie

Sancto Paulo

9, 10, 25, 26

142v

 ?

Magistri Guillelmus

Sancto Paulo

9, 10, 25, 26

142v

 ?

Garellus Raymundus

Sancto Paulo

9, 10, 25, 26

143

 ?

Saramanni Petrus

Sancto Paulo

9, 11, 25, 26

143

07/20

Toalla Jacobus

Vaumilio

24

143v

07/20

Marcius Petrus

Vaumilio

24

144

07/20

Tronus Isnardus

[Vaumilio]

24

144

07/20

Tronus Bertrandus

Vaumilio

24

144v

07/21

Reoterius Isnardus

Sistarone

1, 2, 3, 4, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 15, 25, 26

146v

07/21

Lambertus, preco civitatis

Sistarone

1, 2, 3, 4, 5, 6, 8, 9

147

07/21

Lantelmus Johannes filius quondam Guillelmi

Sistarone

1, 2, 3, 4, 6, 7, 9, 10, 11, 15, 25, 26, 27

148

07/21

Moteti Poncius d. sacerdos

Vaumilio

15, 16, 17, 24

149

07/21

Laugerius Bernardus

Poyeto

1, 2, 3, 4, 6, 7, 8, 10, 11, 16, 25, 26

150

07/21

Serellarius Raymundus habitator de (Poyeto) Upasio

Sistarone

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 15, 16, 18, 20, 21, 24, 25, 26, 27

151v

07/22

Isnardus Guillelmus

Poyeto

1, 2, 3, 4, 6, 7, 8, 10, 24, 25, 26, 27

152v

07/22

Gonterius Johannes

Upasio

1, 2, 3, 4, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 16, 25, 27

153

07/22

Scanatus Bertrandus

Poyeto

1, 2, 3, 4, 6, 10, 11, 16, 24, 25, 26, 27

153v

07/22

Maynerius Petrus

Poyeto

1, 2, 3, 9, 11, 16, 24, 25, 26, 27

154

07/22

Columba (de) Hugo

Poyeto

1, 2, 3, 4, 6, 7, 8, 10, 11, 15, 24, 25, 26, 27

154v

07/22

Gaufridus Petrus

Chanoa

3, 6, 8, 9, 11, 15, 17, 25, 26

155

07/22

Martinus

Chanoa

3, 4, 6, 10, 15, 16, 17, 25, 26

156

07/22

Garcinus Michael

Chanoa

3, 4, 6, 7, 9, 11, 16, 24, 26, 27

156v

07/22

Denutius Guillelmus

Chanoa

3, 4, 6, 7, 8, 9, 11, 16, 24, 25, 26, 27

156v

07/22

Bacallerius Stephanus

Chanoa

3, 4, 6, 7, 8, 9, 11, 16, 24, 25, 26, 27

157

07/22

Anabonus Durandus

Chanoa

3, 4, 6, 7, 9, 11, 16, 24, 25, 26, 27

157

07/23

Malleti Jacobus d., jurisperitus

52

157v

07/23

Pellicerii Petrus d., jurisperitus

21, 52

157v

07/23

Mura (de) Petrus, d., jurisperitus

52, 30

157v

07/23

Porcheti Guillelmus d., jurisperitus

52

158

07/23

Medico (de) Johannes

Sistarone

15, 16, 40, 48, 50

158

07/23

Mura (de) Guigo

Sistarone

15, 16, 40, 68, 50

158v

07/23

Casalarcio (de) Petrus, d, jurisperitus

21

158v

07/23

Acarias Stephanus

Thesa

6, 7, 8, 9, 13, 15, 20, 24

159

07/23

Bonus Petrus d.

Sistarone

6, 7, 8, 9, 10

159v

07/23

Domicellus Michael

Theza

6, 7, 8, 13, 15, 16, 24

160

07/23

Misonis Giraudus

Theza

6, 7, 8, 9, 12, 15, 16, 24

160

07/23

Niger Bertrandus

Theza

6, 8, 9, 13, 15, 16, 24

160v

07/23

David Petrus

Theza

6, 7, 8, 9, 13, 15, 16, 24

161

07/23

Ricavus Stephanus

Upasio

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 9, 11, 25, 26

162

07/23

Laugerius Martinus

Upasio

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 10, 11, 25, 26

162v

07/23

Cresolus Laugerius

Upasio

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 11, 25, 26

162v

07/23

Rainerius

Dromono

49

163

07/23

Relania Bertrandus

Dromono

49, 50

163

07/23

Bermondus Petrus

Autono

49, 50

163v

08/20

Girinus Isnardus

30, 51

163v

08/20

Dozol

Galberto

9, 10

164

08/20

Andreas

Galberto

9, 10

164v

08/20

Nogeriis (de) Raymundus, d. monachus, prior de Antray

Petrosio

10, 25, 26

165

08/20

Bonetus Poncius

Galberto

9, 10

165

08/20

Bontos Salvarius

Galberto

9, 10

165

08/27

Baralus Stephanus

Valansola

165v

08/27

Pererius Guillelmus

Aquis

41, 42, 52

166

08/27

Cucullati Hugo

Mayranicis

41

166

08/27

Clavellus Petrus

Aquis

41

166v

08/27

Brancacius Jacobus notarius

9, 10

167

08/27

Michaelis Petrus notarius

9, 10, 25, 26, 42

167v

08/29

Guisla Sestaronus

Sistarone

9, 10

167v

08/29

Bonpar Bonifacius

Mezello

9, 10

168

08/29

Laurencius Guillelmus

Mezello

9, 10

168

08/29

Viramassa

[Volona]

9, 10

168

08/29

Socherius

Volona

9, 10

168

08/29

Balb Johannes

Sistarone

24

168v

08/29

Nertz (de) Guillelmus

48, 49, 40

168v

08/29

Guisla Sestaronus

Sistarone

27, 28

169

08/31

Beneti Johannes habitator Digne

Sistarone

19

169

08/31

Sebencus Giraudus

Theza

1, 2, 3, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 22, 24, 25, 26, 27, 28, 47

170v

09/21

Florencia (de) Matheus habitator

Vapinco

52

170v

09/21

Vaumilio (de) Laugerius, d., miles

1, 2, 3, 6, 7, 9, 11, 25, 26

171

09/21

Talardo (de) Guillelmus

27, 28

171v

09/21

Poyeto (de) Bertrandus

1, 2, 3, 4, 6, 7, 8, 9, 11, 25

172

09/22

Garda (de) Petrus, notarius

Valansolia

20, 22, 43, 44, 45

172v

09/22

Amaysonus

Upasio

1, 2, 3, 4, 6, 7, 11, 25, 26

173

09/22

Juvenis Guillelmus d. canonicus

Sistarone

55

173v

09/22

Enavansa Petrus

Bello Joco

44, 45

173v

09/22

Bonus Petrus dominus

Sistarone

47, 55

174

09/22

Costancius Raymundus, d., prior de Balma

Balma

52

174

09/22

Andusetus

Balma

9, 10

174v

09/22

Mura (de) Bertrandus

Sistarone

56, 57

174v

09/22

Rainerius Laugerius

Sistarone

9, 10, 11, 24, 25, 26

175

09/22

Monachus Hugo pedagerius

Vaumilio

13, 24

175v

09/22

Vaumelio (de) Laugerius

56, 57

175v

09/22

Barquetus Bertrandus

27, 28

176

09/22

Brosio (de) Valbonesius

Misono

2, 7, 9, 24, 25, 26

176v

09/22

Broquetus Raymundus

Sistarone

1, 2, 3, 7, 9, 10, 11, 24, 25, 26

177v

09/22

Fossetus judeus habitator de Balmis

Poyeto

18

177v

09/25

Andreas Petrus

Forcalquerio

9, 10, 15

178

09/25

Rascassius Laurencius

Forcalquerio

9, 10, 25

4Le personnage mis en cause, Philippe de Lavena, ancien sénéchal de Provence (de 1285 à 1288), appartient à une famille anoblie de Sisteron2 qui a acquis aux environs de cette ville des droits seigneuriaux sur plusieurs localités. Les lacunes du document nous empêchent de connaître tous les griefs qui ont motivé l’enquête. Des 57 questions posées aux témoins, 20 nous échappent totalement faute de réponse explicite. La plupart concernent le péage du Poët3 (questions 1 à 28). Les autres restent assez floues. On apprend incidemment qu’il y a eu contre lui une première enquête pour une affaire dans laquelle furent impliqués deux chevaliers vassaux de Raimond des Baux nommés Raimond d’Eguilles et Bertrand de Podio, tous deux excommuniés (questions 41 et 42).

5Les questions 44 et 45 concernent un esclave minorquin, nommé Seyatus, probablement capturé lors de la conquête de cette île l’année précédente par le roi Alphonse III d’Aragon, que Philippe de Lavena avait reçu d’un nommé Ricau. Le prisonnier, malade au point de ne pouvoir marcher sans aide, n’était pas seul en son genre sur le territoire provençal, le notaire de Valensole Peire de Garda affirme que Ricau en avait vendu plusieurs et Peire Enavansa que le seigneur Raimon Roux4 en avait possédé un.

6Deux autres articles évoquent un épisode violent de l’histoire de Sisteron. Le seigneur Peire Bon se fait l’écho des reproches adressés par les Sisteronais à Philippe de Lavena, qui aurait fait obstacle au règlement d’un conflit avec un seigneur Amiel non autrement identifié en se parjurant et en donnant accueil à des malfaiteurs et des meurtriers (question 47). Le même seigneur Amiel se serait présenté avec une escorte armée et de mauvaises intentions lors d’un repas que le chanoine Guillem Jouve offrait à Philippe de Lavena (question 55).

7Les questions 48 et 50 traitent des droits sur le castrum de Dromon5. Philippe de Lavena possédait une part de la seigneurie qu’il a vendue à Guillem de Reynier pour la somme de 120 livres. Mais il a gardé des droits, sans doute ceux que son père Robert avait reçus du roi Charles Ier6. Il perçoit en particulier la cavalcade à raison de 100 sous ou un cheval non armé, privilège qu’il partage avec les autres coseigneurs du lieu, dont fait partie l’un des témoins, Guigues de La Mure, qui reconnait en détenir le 1/16e.

8Le contenu de l’article 51 reste mystérieux. Il y est question de la présence, on ne sait à quelle occasion, du seigneur Raimond Roux7 et d’un bassin – monolithe ? – de grandes dimensions que le seigneur Philippe serait bien content de voir retirer pour en récupérer l’espace (fol. 163v).

9Les réponses à la question 52 confirment l’exemption de l’hommage au roi dont jouissaient à titre personnel les évêques de Gap, successivement Odon de Grasse (1252-1282) et Raimond de Mévouillon (1282-1289) pour la partie sud du diocèse située sur la rive gauche de la Durance et donc intégrée au comté de Provence. Cet avantage ne touchait pas les autres feudataires possessionnés dans le même territoire. Philippe de Lavena, prête effectivement hommage au roi pour les biens hérités de son père en 1278. Il entretient avec l’évêque des rapports cordiaux. Un habitant de Gap et le prieur de la Baume se souviennent d’un échange de cadeaux entre eux, un mulet contre un palefroi. Le prélat a prêté à Philippe 50 livres (question 30) et surtout lui a donné en 12898 les droits éminents qu’il tenait du roi sur Sigoyer9 et pour lesquels il reçoit l’hommage des autres coseigneurs du lieu, Bertrand et Raimond de La Mure, Laugier de Vaumeilh et Féraud de Valença (articles 56 et 57).

10Tout le reste de l’interrogatoire concerne le péage du Poët. Les questions posées dépassent le seul intérêt local pour aborder, de manière très générale, la validité juridique et/ou coutumière des pratiques contestées ici en matière de perception de la redevance. L’opinion de plusieurs juristes a été sollicitée et les enquêteurs ont cherché à savoir si le mode de fonctionnement dénoncé existait en d’autres lieux.

11Philippe de Lavena s’est cru autorisé par les droits éminents qu’il possédait sur les deux rives de la Durance immédiatement en amont de Sisteron pour créer sur la rive provençale, à Vaumeilh et à Thèze, des points de perception du péage institué au Poët, sur la rive dauphinoise. Il ne fait pas de doute que le procès a pour origine les réclamations élevées par les marchands usagers de l’itinéraire de la rive gauche, entre le pont de la Baume et le bac de Tallard.

12Il y avait en effet, en amont de Sisteron, deux chemins parallèles à la rivière. Celui de la rive droite, que perpétue, à quelques détails près, la D 4085 dite Route Napoléon10 franchissait le Buech immédiatement au nord de la ville sans difficulté apparente. Un gué11 donnait passage non seulement aux voyageurs, mais aux Sisteronnais qui trouvaient sur la terrasse alluviale entre Durance et Buech le plus vaste et le plus riche de leurs terroirs agricoles. Le tracé rectiligne sur près de 11 km traversait ensuite le plateau à l’écart de la rivière qui sinue entre des rives escarpées et faisait juste un petit crochet pour contourner la butte qui porte le village du Poët. Les péagers du XIIIe s. mandatés par le seigneur du lieu n’avaient que quelques mètres à faire pour intercepter le trafic. A 2500 m au nord du Poët, le hameau de Rourebeau, en contrebas du village d’Upaix, s’est développé au point de jonction entre la route de Gap, qui continue à monter droit vers le nord, et l’ancien chemin qui menait vers l’ouest à Upaix, puis à Laragne et à Serres. Ce chemin a été remplacé à l’époque moderne par la D 22 qui évite le village et rejoint la Route Napoléon un peu plus au sud. Au-delà de Rourebeau, la voie, toujours assise sur la terrasse alluviale, ne semble pas avoir été modifiée. Elle passe successivement au pied de Ventavon, de Monetier-Allemont et de La Saulce avant d’arriver à Tallard où elle se sépare en deux branches, l’une au nord en direction de Gap, l’autre vers l’est suivant la rivière en direction d’Embrun et de Barcelonnette.

13Le chemin de la rive gauche prenait son départ au hameau de la Baume, au-delà du pont sur la Durance. La chaussée, partiellement disparue mais encore figurée sur le plan cadastral de 1814, tirait droit vers le nord et traversait le torrent du Riou sous Saint-Didier par un pont que mentionne l’enquête de 133212. La voie (actuelle D 4) traversait les communes de Valernes et Vaumeilh loin des villages perchés sur les hauteurs, longeait le hameau de Chanes, groupé autour d’un prieuré rural, mais ne pouvait éviter Thèze, dont le site castral surplombe immédiatement un méandre de la rivière. Au-delà, elle continuait sur le bord de la Durance, dont le cours s’infléchit vers l’est, toujours en contrebas plus ou moins loin des villages montagnards, Claret, Curbans, Venterol, Piégut et Rochebrune, avant de rejoindre au bac de Chaussetive13 la bifurcation vers Barcelonnette de la route de la rive droite.

14Entre ces deux voies grossièrement parallèles, les liaisons transversales étaient peu nombreuses. Les témoins interrogés en 1298 dans l’autre enquête contenue dans le même registre ne connaissent, en aval de La Bréole, que le bac de Tallard14 et celui de Thèze, établi entre ce village et le hameau de Rourebeau. Le droit reconnu en 1289 au seigneur Philippe de Lavena d’avoir une barque au Poët ne semble pas avoir été exploité, peut-être parce que le lit de la rivière est à cet endroit encaissé et d’accès difficile, surtout parce que ce point de traversée ne correspond à aucune voie de circulation transversale et se trouve trop proche de ceux de la Baume et de Thèze pour attirer la clientèle.

15Au Poët, Philippe de Lavena a eu pour prédécesseur Bertrand de Mévouillon-Mison, mort avant 1257, dont l’héritage a été partagé entre les deux filles, Béatrix et Galburge, qu’il a eues de sa femme Béatrix de Mévouillon-Lachau15. Dix-huit témoins de Sisteron, le Poët, Upaix, Thèze et Vaumeil l’ont vu exercer au Poët la haute justice, conduire un conflit armé contre les gens de Sisteron (fol. 144v), faire pendre un condamné (fol. 151v), arrêter l’un des coseigneurs (fol. 168v) et percevoir le péage que lui aurait donné, dit l’un d’entre eux, un duc de la maison delphinale (fol. 149). Ce titre oriente vers Hugues III de Bourgogne (+ 1192), époux de Béatrice, héritière de Guigues V, mais un autre témoin (fol. 151v) l’attribue expressément à André Dauphin (+ 1237) père de Guigues VI (+ 1269). Pour preuve des droits de son prédécesseur, Philippe de Lavena produit l’acte pris par le notaire Isnard Pautrier de l’accord conclu le 3 septembre 1246 entre Bertrand de Mévouillon et ses vassaux et feudataires du Poët Pons de Sisteron, Guillem Bermond, Raimon du Poët et ses frères, Isnard Garin, Lantelme Garin, Ayme et ses frères (fol. 178v). Après le décès de Bertrand de Mévouillon, sa veuve et sa fille Galburge ont vendu vers 126916 à Philippe de Lavena les seigneuries du Poët et de Mison qui avaient été exceptées de l’hommage rendu au roi Charles Ier par Galburge et son mari Guillem des Baux, prince d’Orange, en 125617. Le Poët fait apparemment partie des localités du Gapençais dont la souveraineté a été cédée par le roi en fief au dauphin Guigues VI en 125718. La légitimité du péage ne fait pas de doute pour les témoins, qui invoquent un accord passé à ce sujet entre le défunt comte Raymond Bérenger V et le dauphin André fixant l’itinéraire de la rive droite et les points de perception du péage, en particulier celui de Rourebeau (fol. 143v, 151, 153, 156, 176v).

16La mémoire locale fait donc remonter à une quarantaine d’années en arrière le fonctionnement du péage du Poët selon un tarif inchangé : les animaux destinés à la vente sont taxés à 2 ½ sous pour les plus gros, 1 ½ à 2 deniers pour les petits, les marchandises à 6 deniers par trousseau, 2 deniers par charge de sel, 1 denier quand le bât est vide (fol. 147v, 149, 150, 151v, 158v, 160, 161, 162v, 169v, 171v, 172v, 176). Le bétail transhumant n’apparaît pas ici, il évite le grand chemin trop proche des cultures et suit des voies spécifiques (carraires) établies dans les zones incultes, dans le lit de la rivière ou sur le haut des coteaux, qui leur fournissent les relarguiers, les aires de repos et de nourrisage nécessaires.

17La perception de cette taxe est confiée à des fermiers. Les dépositions nous livrent les noms de quinze péagers, dont six sont venus témoigner. On relève parmi eux la présence de quatre juifs : Fossetus, habitant de la Baume et vassal de madame Galburge de Mévouillon, Botinus, Astruguetus et Fisceus. Plusieurs autres ont fait une carrière administrative, Giraudus Sebencus comme baile du Poët, Laugerius Rainerius comme syndic de Sisteron, Raymundus Serellarius, clerc originaire de Sisteron, comme lieutenant de baile de Gap.

18Lorsqu’il devint seigneur majeur du Poët, Philippe de Lavena possèdait déjà des droits sur plusieurs localités situées de l’autre côté de la Durance, Thèze, Vaumeilh et Chanes. De nombreux témoins le savent par expérience ou par ouï-dire, certains disent qu’il les a acquis par donation ou par achat, la plupart ignorent qu’il les tient par héritage de son père Robert de Lavena, ce que confirment deux pièces produites devant les enquêteurs, la donation faite en 1266 par le roi Charles Ier et sa femme Béatrix audit Robert19 (fol. 180) et l’hommage prêté le 11 juillet 1278 par Philippe pour les biens dont il vient d’hériter (fol. 179v). Maître des deux rives, le nouveau seigneur du Poët entend imposer le péage sur l’une comme sur l’autre, au grand dam des usagers de la rive gauche qui protestent qu’il n’en a pas le droit. Les lieux de perception choisis, inévitables, se situent au village de Thèze et à Chanes, hameau établi autour de l’église Notre-Dame20, tout proche de la route.

19L’enquête porte donc sur le point de savoir :

201° si les péages exigés sur ces deux points de la rive existaient avant la prise de pouvoir par Philippe de Lavena et sinon depuis quand exactement ils ont commencé à être perçus.

212° s’il existe, à cet endroit et ailleures un itinéraire obligé, donc un délit de fraude pour ceux qui ne l'empruntent pas.

223° si la coutume autorise le détenteur d’un péage à arrêter et taxer les voyageurs qui suivent un autre chemin.

23Le nombre d’articles proposés ne doit pas nous tromper. Pour être plus sûrs d’obtenir l’information qu’ils attendent, les enquêteurs ont posé plusieurs fois la même question sous des formulations différentes. Les éléments de réponse sont donc dispersés non seulement entre plusieurs dépositions, mais encore entre plusieurs articles d’une même déposition.

24Sur le premier point, tous les témoignages concordent pour placer une première période de perception du temps de Raymond-Bérenger V, interrompue après l’avènement de Charles Ier d’Anjou, et une seconde instaurée par Philippe de Lavena après sa prise de possession de la seigneurie du Poët, quelques années (entre 7 et 10) avant son accession au sénéchalat, et prolongée durant environ un an après sa sortie d’exercice, soit entre 1278 et 1289.

25La liberté de choix d’un itinéraire fait l’unanimité. Plusieurs témoignages évoquent un accord conclu entre Raymond Bérenger V et le dauphin qui privilégiait le passage par Peyruis, La Brillanne, Sisteron, Le Poët et Rourebeau tout en laissant aux voyageurs la possibilité de passer par la Baume. L'itinéraire ainsi fixé ne procède ni du hasard, ni d'un choix politique. En aval de Sisteron, la morphologie de la vallée de la Durance et les obstacles présentés par la clue de Canteperdrix (Mirabeau) et les affluents de la rive gauche (Verdon, Asse, Bléone) avaient depuis longtemps fixé la route sur la rive droite, dont la maîtrise constituait un atout économique essentiel pour le comté de Forcalquier par ailleurs maigrement doté. L'itinéraire ne présentait d'ailleurs que peu de variantes, sauf au prix d'importants détours. En amont de Sisteron, le choix était permis. Presque tous les témoins estiment le chemin de la rive droite plus court et plus facile pour aller à Gap, mais plus onéreux, car il comporte trois péages, successivement au Poët, à Rourebeau et à La Saulce, sans compter celui de Tallard qui appartient alors aux Hospitaliers et se trouve de ce fait hors de la juridiction royale. Le chemin de la rive gauche, recommandé pour aller à Embrun, coûte moins cher avec seulement deux péages, à La Baume et à Saint-Pons. Le lieu ainsi nommé forme, au bord de la Durance, un petit appendice de la commune d’Urtis enclavé entre les territoires de Curbans et de Tallard, à environ 1200 m au sud de l’actuel pont de Tallard. Le domaine de Saint-Pons enregistré au cadastre de 1837 pourrait s’inscrire dans la continuité d’un ancien prieuré bien qu’aucune chapelle de ce nom ne figure ni dans ce document, ni dans les pouillés édités par Henri Clouzot. Le péage établi à cet endroit probablement par les Hospitaliers frappait les usagers du chemin de la rive gauche, à la fois ceux qui continuaient le long de la rivière en direction d'Embrun et de Barcelonnette et ceux qui, après avoir franchi la Durance, contournaient par Châteauvieux la route ordinaire de Gap ou gagnaient Embrun par la vallée de l'Avance. Petrus Michaelis, ancien notaire de la cour de Forcalquier, témoigne que « du temps où le roi tenait la ville de Gap et où lui-même était clavaire, les déviants étaient gagés par la cour royale partout où on pouvait les trouver, quand ils quittaient le chemin de Tallard le Neuf et de Gap pour passer par Tallard le Vieux » (fol. 167)21.

26Les propos sont moins catégoriques en ce qui concerne la coutume. Beaucoup, à commencer par les juristes consultés, déclarent n’en rien savoir. Les autres se bornent à répéter qu’ils ont vu communément arrêter et gager les voyageurs qui n’empruntaient pas les chemins réputés « directs », sous prétexte qu’ils cherchaient ainsi à éviter d’acquitter un péage. La multiplication des points de perception ne suffisait pas à contrôler la totalité du trafic. Les péagers n'hésitaient pas à aller parfois très loin intercepter de présumés fraudeurs : à Meyrargues et à Saint-Paul-les-Durance pour le péage d’Aix, à Entrages et Gréoux pour celui de Valensole, à Cruis, Lurs et Consonaves pour celui de Peyruis, à Saint-Michel pour celui de Forcalquier, à Barras et Thoard pour celui de Gaubert, à Espinouse pour celui de Mézel, à Volonne pour celui de Sisteron. Au-delà de Sisteron, sur les terres du dauphin, la pratique serait coutumière, mais à propos du domaine provençal personne n’emploie ce qualificatif et plusieurs se demandent si ceux qui en usent ainsi ont le droit de le faire. La situation féodale particulièrement complexe de la partie sud du diocèse de Gap, où l'autorité souveraine, disputée entre le comte de Provence et le dauphin, peine à s'imposer, justifie la prudence des juristes et l'impatience des usagers. Philippe de Lavena peut toujours invoquer les mandements délivrés par les sénéchaux Jean de Burlas (1278-1283) et Isnard d’Agoult-Entrevennes (1284-1285) au juge et au baile de Sisteron pour qu’ils obligent les marchands trouvés sur des chemins secondaires à payer le péage du Poët. Personne ne conteste ouvertement le droit que l’administration royale s’arroge en arrêtant et en taxant les voyageurs hors des itinéraires communément empruntés. Les Sisteronais, dont les plaintes sont vraisemblablement à l’origine de la procédure et de la suppression des péages de Chanes et de Thèze, mettent cependant en doute la légitimité des entraves apportées à la liberté de circulation.

Notes go_to_top

1 A paraître dans le prochain numéro du Bulletin de la Société d’études des Hautes-Alpes.

2 Thierry Pécout dir., L’enquête générale de Leopardo da Foligno dans le comté de Forcalquier (juin-septembre 1332), p. 428, note 254 et p. 960, note 53. L’origine de cette famille reste inconnue. Il est possible que son nom lui vienne de la Serra de la Vena, lieu-dit non localisé de la commune de Bayons, mais il n’est pas nécessaire de recourir au pré-celtique (il vaut mieux parler en Provence de prélatin) pour identifier ce toponyme que la présence de l’article invite à rapprocher du provençal vena « veine, filon ». Notons que, dans ce cas, le patronyme devrait être orthographié en trois mots de la Vena.

3 Commune des Hautes-Alpes, canton de Laragne-Montéglin.

4 Raimond Roux de Comps, juge mage de Provence (1281-1288).

5 Commune de Saint-Geniez (Alpes-de-Haute-Provence, canton de Sisteron).

6 Les enquêteurs n’ont pas jugé bon de reproduire in-extenso l’acte de 1266 donné pour preuve, par lequel Charles Ier d’Anjou donne à Robert de Lavena les droits sur plusieurs localités du diocèse de Gap, dont Dromon fait partie. Cet acte n’est en réalité qu’une confirmation, la donation remonte à 1250, cf. M.-Z. Isnard, Etat documentaire et féodal de la Haute-Provence, Digne, 1913, p. 145.

7 Apparemment le même que ci-dessus note 2.

8 M.-Z. Isnard, op. cit., attribue par erreur la donation à Robert de Lavena, qui était décédé à cette date.

9 La donation à l’évêque a eu lieu sous le sénéchalat de Guillaume de Lagonesse, donc entre 1269 et 1276.

10 Il va de soi que la route d'aujourd'hui ne se superpose pas exactement à l'ancien chemin, dont l'emprise a pu d'ailleurs varier au cours des siècles. Il faudrait, pour déterminer l'assise matérielle de la voie, une prospection archéologique et une recherche plus poussée dans les archives.

11 Le toponymie ancienne de signale pas de pont. Le débit du Buech, très ralenti à son confluent avec la Durance, est large mais peu profond sur des bancs de gravier en partie émergés.

12 Thierry Pécout dir., l’Enquête générale de Leopardo da Foligno dans le comté de Forcalquier (juin-septembre 1332) : une reconnaissance (fol. 53v) situe le Pons Arnaldi au lieu-dit in Consaco de Balma, dont le nom (prov. counsat, latin condate) évoque le confluent avec la Durance de ce petit torrent qui forme la limite nord du territoire communal.

13 Dans la commune de La Bréole, entre le pont actuel et le barrage de Serre-Ponçon.

14 Le témoin Raymundus Broquetus de Sisteron parle d'un pont à Tallard. Il est possible qu'on ait tenté, à cete endroit comme à La Bréole, d'enjamber la rivière par un ouvrage en bois ultérieurement emporté par une crue.

15 Mazel (Florian), La noblesse et l’Eglise en Provence, fin Xe-début XIVe siècle. L’exemple des familles d’Agoult-Simane, de Baux et de Marseille, Paris, CTHS, 2002, p. 646.

16 Le témoin Raymundus Serellarius situe cette acquisition 20 ans avant l’enquête (fol. 150). En mai 1279, Galburge contestait la vente, apparemment sans succès, devant la cour de Sisteron, Thierry Pécout dir., l’Enquête générale de Leopardo da Foligno dans le comté de Forcalquier (juin-septembre 1332) p. 428, note 254.

17 Poindron (Paul), « L’expansion du comté de Provence vers le nord sous les premiers Angevins (1246-1343) » dans Provence Historique, 1968, fasc. 72, p. 202.

18 Ibidem, p. 221.

19 La donation de 1266 porte uniquement sur les droits royaux. Robert de Lavena avait probablement acquis une part de la coseigneuries de Thèze avant 1250, date à laquelle il prête hommage pour ce lieu d’après M.-Z. Isnard, op. cit., p. 415. La même date indiquée pour Vaumeilh par l’auteur avec référence à notre registre B 1075 paraît être une erreur.

20 Prieuré dépendant de l’abbaye d’Aniane, cf. N. Michel d’Annoville, M. de Leeuw, les Hautes terres de Provence. Itinérances médiévales, Saint-Michel-l’Observatoire, 2008, p. 176.

21 Tallard le Vieux est l'ancien nom de Châteauvieux. Il se situait sur le sommet de Ville Vieille, immédiatement au nord-est du pont actuel, là où Joseph Roman (Répertoire archéologique des Hautes-Alpes, p. 163) décrit une vaste enceinte appareillée en arêtes de poisson et les vestiges d'une tour qu'il date du XIIe siècle. L'évêque de Gap et le dauphin tentèrent en 1317 d'interdire et même de détruire ce chemin qui courcircuitait le péage de Gap, cf. Histoire de la ville de Gap, publ. Société d'Etudes des Hautes-Alpes, 1966, p. 69.




- >> Annexe : Édition du registre AD13, B 1075

- >> Annexe : Index locorum

- >> Annexe : Index nominum

go_to_top L'auteur

Élisabeth  Sauze

Conservateur en chef du patrimoine.

Pour citer cet article go_to_top

Élisabeth Sauze, « De Sisteron à Tallard, la route des Alpes à la fin du XIIIe siècle », Mémoire des princes angevins 2019, 12  | mis en ligne le 26/12/2019  | consulté le 29/03/2024  | URL : https://mpa.univ-st-etienne.fr:443/index.php?id=443.