Florie Varitille,
D’une domination à l’autre. Pouvoirs, écrits et communautés urbaines (Provence orientale, fin xiie - milieu xve siècle)
Texte intégral
Résumé de la thèse soutenue le 1er octobre 2022 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Thèse d’histoire médiévale soutenue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, devant M. Guido Castelnuovo (Professeur, Avignon Université, rapporteur), Mme Rosa Maria Dessì (Professeure, Université Côte d’Azur, présidente du jury), Mme Isabella Lazzarini (Professeure, Università degli Studi del Molise), M. Olivier Mattéoni (Professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur de thèse), M. Thierry Pécout (Professeur, Université Jean Monnet, Saint-Étienne, rapporteur), M. Laurent Ripart (Professeur, Université Savoie Mont-Blanc, directeur de thèse).
1Cette recherche entend apporter un nouvel éclairage sur les dominations qui jalonnent l’histoire politique de la Provence orientale entre la fin du xiie et le milieu du xve siècle. Pendant cette période, la région connaît trois tutelles distinctes. La première influence génoise de la fin du xiie au début du xiiie siècle est mise à mal en 1229 par le comte Raymond Bérenger V qui reprend en main les grandes villes de Provence. Cette domination provençale perdure sur la partie orientale de la principauté jusqu’en 1385-1388, années de sa conquête par le comte Amédée VII de Savoie. Devant cette discontinuité politique, l’étude ambitionne de comparer les modalités de tutelle sur un territoire frontalier qui correspond aux circonscriptions angevines du comté de Vintimille et du Val de Lantosque, de Nice, de Puget-Théniers, de Barcelonnette et des vallées l’Ubaye et de la Stura. Une attention toute particulière est portée à Nice, par l’importance quantitative des documents conservés dans son chartrier et par son statut, d’abord de ville de premier ordre dans le comté angevin de Provence puis de capitale régionale sous la domination savoyarde.
2Ce périmètre chronologique et spatial circonscrit, l’étude ambitionne de répondre à une série d’interrogations relatives aux changements de tutelle et à leur gestion par les médiévaux, tant au moment des événements que sur la durée. Pour traiter ces points, la recherche a été inscrite dans différentes thématiques de l’histoire des pouvoirs et de la construction étatique, de l’histoire documentaire des institutions ou encore de « l’histoire par le bas ».
3Dans une première partie, l’étude a reposé sur une déconstruction des événements de l’histoire de la Provence orientale, en interrogeant une historiographie niçoise longtemps teintée de régionalisme. En premier lieu, selon cette vision locale, la période consularo-podestarile de la fin du xiie et du début du xiiie siècle serait caractérisée par la grande liberté du consulat niçois. Une nouvelle analyse de la documentation remet en cause cette autonomie du fait de l’influence génoise très forte, à la fois sur le plan économique, mais également politique avec la nomination de podestats d’origine ligure et la présence d’un parti pro-génois puissant à la tête de Nice. Cet ascendant s’estompe lorsqu’en 1229-1230 le comte de Provence, Raymond Bérenger V, réaffirme son autorité et sanctionne la fin du consulat niçois.
4Durant la période provençale des xiiie et xive siècles, marquée par la construction d’un État angevin à l’échelle européenne, la Provence orientale est parfaitement intégrée au comté, soumise aux mêmes lois et aux mêmes institutions centrales et locales que le reste de la principauté1. Sous le règne de Robert d’Anjou (1309-1343), la ville de Nice est ainsi prise dans le mouvement général d’institutionnalisation des gouvernements urbains du royaume de Naples et du comté de Provence, sous l’impulsion princière. Elle est dotée d’un conseil des Quarante, sanctionné en 1324 par le roi. À partir du milieu du xive siècle, cette incorporation est en outre colorée d’une teinte politique. Dans un processus classique des États en construction, les représentants des communautés participent aux assemblées représentatives, convoquées à l’échelle de la principauté ou au niveau des circonscriptions locales. L’intégration de la partie orientale du comté s’observe pleinement lors des débuts de la guerre dite de l’Union d’Aix (1382-1387), qui divise la Provence autour de la succession de la reine Jeanne Ire. Devant la présence de deux prétendants au trône, les habitants de Provence orientale décident de suivre le parti adopté par la capitale aixoise et par la plupart des communautés urbaines. Le choix de rallier Aix ne témoigne pas du caractère particulièrement rebelle des Niçois. Bien au contraire, leur attitude souligne l’existence de liens étroits entre les élites communales des grandes villes.
5Une fois cette période provençale abordée, le second événement, fondateur de l’identité niçoise et soumis à une nouvelle analyse, est celui de la « dédition » de Nice. Le mot renvoie tout d’abord à un moment politique, la mise sous tutelle de la cité par le comte Amédée VII de Savoie en 1388, et à l’accord établi entre ce prince et les représentants niçois. Néanmoins, l’usage du terme de « dédition » par l’historiographie locale depuis le xviie siècle porte l’idée que la ville « se serait donnée » au comte qu’elle aurait choisi librement, masquant ainsi la nature militaire de la conquête. En poursuivant la déconstruction du mythe déjà amorcée par Laurent Ripart2, la décision est de replacer l’événement dans la durée. Cette démarche permet de démontrer que l’occupation de la Provence orientale est la continuation d’empiètements opérés par les Savoyards contre les possessions angevines en Piémont dès les années 1340. De plus, l’établissement de la tutelle savoyarde en Provence orientale ne peut être réduit à l’année 1388. D’une part, il commence par le grignotage du nord du territoire par le prince de Savoie-Achaïe en 1385 ; d’autre part, ce n’est qu’en 1391 qu’a lieu la prestation d’hommage et de fidélité au nouveau souverain, à l’expiration d’un délai de trois ans.
6Plusieurs périodes se dégagent dans la mise sous tutelle de ce territoire : dans un premier temps, les Savoyards établissent un contrôle lointain, en s’appuyant d’abord sur les élites locales et notamment les Grimaldi jusqu’en 1395, avant de participer à leur éviction et de constituer un gouvernement aux allures militaires. Un deuxième temps, caractérisé par le renforcement de la tutelle sur ce territoire, s’opère à la fin des années 1410. En 1416, Amédée VIII est élevé à la dignité ducale et en 1419, soit plus de trente ans après la conquête, les Angevins et les Savoyards concluent un traité reconnaissant définitivement la domination savoyarde sur la Provence orientale. Le contrôle est renforcé, mais le territoire conserve des spécificités locales, notamment administratives et juridiques, héritées de la tutelle angevine. Cette régionalisation, caractéristique du gouvernement de l’État savoyard, est accentuée sous le principat de Louis Ier (1440-1465) : la Provence orientale devient alors une « patrie » constitutive du duché à l’image du Piémont, de la Bresse ou encore du Pays de Vaud.
7Enfin, la déconstruction est poursuivie dans ce premier temps de la recherche par une analyse de l’espace. Sous influence économique génoise, le territoire devient une zone frontière sous Raymond Bérenger V puis sous les premiers Angevins. Fortement intégrée à la principauté angevine au xive siècle, la Provence orientale voit ce parcours bouleversé par la conquête savoyarde et l’établissement d’une tutelle d’abord lointaine. L’assimilation des terres provençales à la nouvelle orbite princière est progressive et une large place est laissée à l’autonomie. L’intégration des populations provençales à l’État savoyard reste somme toute limitée et diversifiée, selon les espaces. Alors qu’au nord, la zone de montagnes de Barcelonnette est au contact du Piémont et est relativement bien rattachée à la Savoie et sa capitale Chambéry, les localités du sud, Nice en tête, restent tournées vers la Provence. Liées par des échanges humains, financiers et économiques aux grandes villes portuaires de Gênes, Montpellier ou Marseille, elles sont restées provençales et même, plus précisément, méditerranéennes.
8Le deuxième temps de la recherche est consacré aux dominations, princière comme urbaine. L’analyse s’appuie d’abord sur une histoire documentaire des institutions et débute par les fonds d’archives produites par les officiers centraux sur la Provence orientale, tant angevins que savoyards. Leur vision des personnes et des terres est portée par les écrits des Chambres des comptes d’Aix et de Chambéry. En contrôlant les exercices des agents princiers dans les circonscriptions, leurs membres jugent de l’administration locale et fixent dans leur production documentaire un aperçu lointain de la Provence orientale, qui complète les connaissances apportées par les enquêtes princières. L’analyse se poursuit avec un deuxième fonds, constitué des écrits des officiers locaux, et notamment des clavaires, chargés des recettes et des dépenses dans les baillies et dans les vigueries, qui soumettent leurs exercices aux membres des Chambres des comptes. De cette manière, les officiers locaux, par le biais de leur expérience et de leurs écrits, influencent la représentation que les hommes des institutions centrales ont du territoire. Enfin, la recherche a porté sur un troisième fonds, considéré comme complémentaire dans cette écriture des dominations et conservé par les conseils communaux de Nice. Si le nombre de documents produits par le gouvernement urbain est très limité, l’institution s’est attachée à sauvegarder les actes d’origine princière. Elle gardait ainsi précieusement les libertés qui fondent juridiquement son existence et son fonctionnement dans son chartrier.
9Ces trois pôles institutionnels collaborent à l’administration des terres et des personnes. Outre le contrôle exercé par les Chambres des comptes sur les officiers locaux, les pouvoirs centraux délèguent des commissaires ou enquêteurs pour veiller à la conservation des droits princiers et à la bonne direction du territoire. Cette complémentarité entre les offices se double d’une collaboration institutionnelle dans les chefs-lieux de circonscription. En effet, les gouvernements urbains, sièges des baillies et de vigueries, sont envisagés par les comtes angevins de Provence comme des relais de leur autorité. Leurs membres administrent, au côté des officiers locaux, la population et les terres dépendant de la ville.
10Cette prise en compte des collaborations a ouvert la question des transferts entre les administrations, mais également entre les deux tutelles princières étudiées, angevine et savoyarde. Dans le premier cas, les passations de textes étaient classiques : les documents produits par les officiers locaux sont repris par les hommes des institutions centrales dans leurs propres écrits ; les représentants urbains niçois demandent régulièrement l’établissement de copies instrumentées de mandements ou de chartes princières afin de les verser dans leurs archives. Dans cette recherche, les transferts documentaires entre la domination des Angevins de Provence et celle des Savoyards ont fait l’objet d’une attention particulière. Le travail sur la tenue des comptes des clavaires a montré l’existence d’une hybridation entre les modèles établis par les Chambres des comptes d’Aix et de Chambéry, dans les premiers temps de la tutelle savoyarde. Enfin, cette passation de pratiques de l’écrit instaure également des transferts dans les domaines administratif, juridique et politique, les Savoyards reprenant les institutions et les droits comtaux de l’époque angevine. De cette étude, une conclusion s’est imposée : la production scripturaire et sa conservation portent un discours de la domination fondé sur l’unanimité des gouvernants.
11Dans un troisième et dernier temps, cette affirmation de l’autorité par l’écriture est déconstruite afin de déceler les actions mises en place par les gouvernés pour infléchir la domination. Ces hommes cherchent d’abord à investir les institutions pour négocier, notamment par la présentation de requêtes aux princes et aux princesses. L’étude du fonds niçois montre que cette voie nécessite un accès au souverain et une connaissance de la formalisation des pétitions, ce qui valorise des juristes, des notaires et des hommes rompus aux ambassades. Cette expertise fait de l’institution communale, qui les compte parmi ses membres, un intermédiaire privilégié pour atteindre les pouvoirs centraux. De la même manière, les conseillers urbains savent utiliser les différents périmètres des assemblées pour influer sur les décisions princières, en réunissant les chefs de famille de la ville ou des assemblées représentatives selon leurs besoins. S’appuyant sur le principe du consentement des populations à l’impôt, la réunion régulière des états de Provence sous le règne de Jeanne Ire de Naples (1343-1382) est l’occasion de porter la voix des villes auprès des autorités centrales et de participer à la politique du comté. Ces assemblées représentatives existent également au niveau des vigueries puis, sous la tutelle savoyarde, à l’échelle de la Provence orientale conquise. L’étude a permis de montrer que ces dernières, appelées assemblées de la patria, sont l’occasion pour les Provençaux de négocier les décisions savoyardes et notamment le montant de l’impôt. Ils éprouvent en revanche des difficultés à accéder aux assemblées représentatives réunies par le prince dans son État, dans la première moitié du xve siècle, confirmant une implication très limitée dans les affaires politiques savoyardes.
12Ces premières pistes témoignent de la manière dont les membres de l’élite urbaine peuvent interagir avec les autorités princières. Or, les gouvernés sans mandat politique usent également des voies institutionnelles pour faire valoir leurs propres droits et décisions. Dans les parlements publics, les chefs de famille peuvent renverser les rapports de force. Face à leurs dirigeants, les habitants et habitantes portent plainte auprès des autorités princières, dénonçant leur incompétence ou leurs abus. L’étude du cas niçois montre qu’ils s’organisent en partis concurrents des conseils communaux et qu’ils parviennent à porter leurs discours et leurs aspirations devant les autorités princières, comme le firent les représentants de la ville basse en 1327 ou les « populaires » de 1435. Ainsi, les gouvernés savent user des possibilités institutionnelles de représentation et de procuration pour contourner et affaiblir le conseil urbain.
13Cependant, l’enregistrement de leur contestation dépend de la volonté des gouvernants. En effet, l’analyse des procès-verbaux d’assemblées niçoises a mis en lumière que la conservation des documents procède de l’intérêt qu’y trouvent les conseils urbains, qui n’en sauvegardent qu’un petit nombre dans leur chartrier. Cette constatation permet de faire un pas de côté vers les discours portés sur les actions des gouvernés et de les déconstruire. En les considérant comme licites ou illégales, les autorités reconnaissent un droit à l’enregistrement documentaire spécifique : ils peuvent estimer qu’il est légitime d’apporter une réponse à leur requête ou condamner leur action et l’inscrire dans le domaine judiciaire. C’est ainsi qu’un certain nombre de démarches individuelles ou collectives, proposant des modèles alternatifs à ceux des dominants, sont entrées dans le registre de la contestation.
14Alors le dernier chapitre de cette recherche s’emploie à redonner une voix à ces personnes délégitimées, dans une perspective « d’histoire par le bas3 ». En analysant l’ensemble des pratiques des gouvernés, considérées comme illégales par les autorités, le cas niçois révèle un éventail allant des contournements de la contrainte, dissimulés ou non, aux oppositions ouvertes qui peuvent déboucher sur la violence. L’action individuelle est étudiée sous deux formes. Tout d’abord, les comptabilités princières, qui enregistrent les recettes et les dépenses de justice, révèlent une multitude d’insubordinations ordinaires à l’encontre des officiers. Dans le contexte des premiers temps de la tutelle savoyarde, des amendes témoignent de la politisation des gouvernés, qui n’hésitent pas à clamer en pleine rue leur adhésion aux Angevins. Ensuite, à côté des actes d’opposition, tant à « bas bruit » qu’à hauts cris, le ralliement à un camp pouvait tomber dans le domaine de la trahison, renseignée notamment par les chartes princières. Les changements de tutelle ou de tensions politiques, comme en 1229-1230 avec le rétablissement du contrôle par Raymond Bérenger V sur la ville de Nice ou la guerre civile entre les Angevins, les Duras et les Savoyards à la fin du xive et au début du xve siècle, sont propices à cette étude. La nouvelle autorité condamne les personnes qui ont opté pour l’ennemi, par une exclusion reposant sur le bannissement et la confiscation des biens. Le recours à la justice pour punir ces oppositions ne peut se concevoir sans l’usage que les princes et les princesses font du pardon et des lettres de rémission, comme le fait Marie de Blois durant la guerre de l’Union d’Aix (1382-1387).
15Enfin, l’action peut prendre une dimension collective et le châtiment peut devenir plus violent lorsque, une fois la tutelle solidement installée, les gouvernés se révoltent. Entre 1435 et 1437, une partie des habitantes et habitants de Nice remettent en cause l’ordre politique de la cité, en s’attaquant à leurs représentants urbains et aux officiers princiers. La répression par les Savoyards est particulièrement brutale et les poursuites des rebelles sont complétées par des sanctions à l’encontre des communautés. Ces dernières sont donc considérées, par le pouvoir princier, comme responsables de l’attitude d’une partie de ses membres, quand bien même ils auraient remis en cause leur légitimité. Entre conduites individuelles et collectives, la consignation de ces actes a permis de clore l’étude en proposant quelques pistes pour une « histoire par le bas » et d’entendre la voix des gouvernés, au-delà des déformations par la main des dominants.
Notes
1 Pour cette période, je me suis appuyée sur les travaux d’Alain Venturini, notamment Évolution des structures administratives, économiques et sociales de la viguerie de Nice (mi xiiie-mi xive siècles) à travers les enquêtes générales de Charles Ier d’Anjou (1252), Charles II (1298) et Léopard de Fulginet (1333), Thèse de l’École Nationale des Chartes [dactylographiée], vol. 2/, Paris, 1980.
2 Laurent Ripart, « La “Dédition” de Nice à la Maison de Savoie : analyse critique d’un concept historiographique », Cahiers de la Méditerranée, 2001, no 62, p. 17‑45.
3 En 2015, la chercheuse Simona Cerutti est revenue sur le concept d’"histoire par le bas", usité dans les différents domaines des sciences sociales, en reprenant les débats autour de l’œuvre d’Edward P. Thompson à l’occasion de la traduction française de son recueil Customs in Common (1991), intitulé Les usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre, xviie-xixe siècle, Paris, Seuil, 2015. Elle la définit ainsi, dans « “Who is below ?” E.P. Thompson, historien des sociétés modernes : une relecture », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2015, vol. 70, no 4, p. 950‑951 : « L’history from below est bien l’histoire de ce qui aurait pu se passer dont parle E. P. Thompson ; c’est une histoire “en d’autres termes” qui s’efforce de restituer les voies qui n’ont pas été parcourues et qui ont perdu la bataille pour leur légitimité. »