> Résumés de thèses

Florence Sampsonis,

Entre le roi et le prince. La principauté de Morée aux mains des rois de Sicile Charles Ier et Charles II d’Anjou (1267-1309)
Résumé de la thèse de l’auteure soutenue le 8 octobre 2016

Notes de la rédaction go_to_top

Sous la direction de Jean-Marie Martin

Texte intégral go_to_top

1L'histoire de la principauté de Morée (ou principauté d'Achaïe) sous les règnes des rois de Sicile Charles Ier d'Anjou (1267-1285), puis de son fils Charles II d'Anjou (1285-1309), n'avait pas fait jusqu'à présent l'objet d'une étude approfondie, et avait surtout été abordée par les historiens à l'aune de la période précédente. Les années 1267-1309 étaient généralement jugées comme une phase de rupture entraînant un déclin irrémédiable de la principauté de Morée, par opposition à un âge d'or des trois premiers princes de Villehardouin (Geoffroy Ier, Geoffroy II puis Guillaume), idéalisé en grande partie par la Chronique de Morée, puis présenté comme tel par Antoine Bon et Jean Longnon, et repris par les historiens suivants. Mes objectifs étaient donc de comprendre comment les rois de Sicile avaient établi et maintenu leur pouvoir dans cette principauté franque construite en Grèce au lendemain de la quatrième croisade, analyser les acteurs en jeu, les moyens utilisés, les politiques menées, tout en me demandant si ce transfert de souveraineté avait réellement entraîné la principauté vers un déclin irrémédiable.

2Afin de mener cette recherche, les documents de la pratique des rois de Sicile ont constitué mon corpus principal. Les registres angevins forment un des plus importants recueils du Moyen Âge : 378 volumes regroupaient peut-être plus de 500 000 documents, couvrant une période allant de 1265 à 1435. Parmi ces volumes, 51 concernaient le règne de Charles Ier (1266-1285) et 155 celui de Charles II (1285-1309). J'ai donc entrepris un dépouillement systématique des registres angevins reconstitués sous la direction de Riccardo Filangieri, ainsi que des ouvrages contenant des résumés, regestes, ou copies d'actes, partielles ou intégrales, concernant les règnes de ces deux souverains, recueillant un ensemble documentaire de 1034 textes, traitant de manière directe ou indirecte de la principauté de Morée. On trouvera les regestes de ces actes en annexe de ma thèse. J'ai par ailleurs mené des recherches aux archives départementales des Bouches-du-Rhône à Marseille, où j'ai découvert un document inédit de Charles Ier, mais aussi à Naples, et surtout à Lille, dans les archives départementales du Nord, où se trouvait toute une série de documents inédits concernant la princesse Isabelle de Villehardouin et sa fille Mathilde, qui avait hérité des biens de son père Florent dans le Hainaut. J'ai pu ainsi éditer en annexe de ma thèse 26 documents inédits mentionnant des acteurs importants de la principauté.

3Ce travail, au cours duquel j'ai étudié les jeux de pouvoir entre princes et rois angevins, m'a permis d'aboutir à plusieurs conclusions, dans deux domaines : l'histoire des Angevins et celle de la principauté.

4Dans une première partie, intitulée « La Morée angevine, une terre dirigée par des princes », je me suis d'abord interrogée sur les maîtres de la Morée franque. En étudiant les conditions de transfert de souveraineté au sein de la principauté, j'ai notamment montré comment les deux traités de Viterbe de mai 1267 (cession de la Morée à Charles Ier par Guillaume de Villehardouin le 24 mai, puis cession par l'empereur latin de Constantinople Baudouin II au roi de Sicile de ses droits sur la principauté le 27 mai) créèrent une véritable rupture dans les modalités de succession au trône de la Morée, amenant la dynastie angevine à la tête de la principauté. J'ai aussi traité la question des origines et de la signification du titre de princeps, utilisé dès le début du XIIIe siècle par les dirigeants de l'Achaïe. Les différents princes de Morée, Guillaume de Villehardouin, Charles Ier puis Charles II d'Anjou, Isabelle de Villehardouin et ses deux époux successifs (Florent de Hainaut puis Philippe de Savoie) et enfin Philippe de Tarente, furent tous également attachés à cette titulature et surtout au pouvoir qui y était associé : le terme de princeps a une portée territoriale, puisqu' accolé au nom « Achaïe », il désigne un territoire précis, mais aussi une portée juridique, puisqu'il confère à son détenteur une certaine indépendance, ou du moins une volonté d'indépendance. Ces princes furent par ailleurs successivement, voire conjointement, les maîtres d'un territoire aux contours fluctuants, territoire qui les mit au contact de puissances géopolitiques souvent ennemies, parfois alliées : Venise, le despotat d'Epire et l'Empire byzantin.

5L'étude des réseaux des Villehardouin ainsi que celui des Angevins a permis de mettre en valeur des lieux de rencontre privilégiés, ainsi que la place de certains hommes, notamment le chancelier d' Achaïe, Léonard de Veroli, qui a pu jouer le rôle d'intermédiaire entre les deux dynasties. Les rapports entre Angevins et Villehardouin furent très codifiés dans le cadre de liens féodaux. Fondés sur des actes écrits, ils s'incarnent lors de cérémonies de prestations d'hommage. La pression exercée par les rois de Sicile sur les Villehardouin fut cependant bien plus forte et continue que celle que faisaient peser sur eux les empereurs latins de Constantinople. Elle se manifesta dans des domaines variés, aussi bien financier que politique et surtout militaire. Les rois angevins n'hésitèrent d'ailleurs pas à rappeler aux princes de Morée et à la princesse Isabelle les obligations nées de leur serment de fidélité, les menaçant même de les priver de leur fief. Les princes reçurent en retour soutien matériel et militaire, mais cette aide finit par disparaître au tournant du XIVe siècle. Les obligations respectives des rois angevins et des princes de Morée furent donc inégales.

6La comparaison des méthodes de gouvernement des différents princes m'amena par ailleurs à me demander si Charles Ier, une fois devenu prince réel de Morée entre 1278 et 1285, exerça le pouvoir de la même manière que les Villehardouin. Sur la forme, ce pouvoir fut limité, dans la mesure où les barons refusèrent de prêter hommage à son baile, mais sur le fond, le roi obtint bien leur fidélité, sans doute en échange de biens (fiefs) et d'honneurs (notamment le titre de duc pour la famille de La Roche). Le roi ne fut cependant pas un primus inter pares, comme ce fut le cas des trois premiers princes de Villehardouin. S'il ménagea les grands de la principauté, il sut leur imposer ses décisions économiques et politiques. Bien que portant le titre de prince, il est avant tout roi et agit en tant que tel y compris au sein de la principauté. La nature même du pouvoir sur la Morée a donc changé durant cette période. Quant à Charles II, il ne fut officiellement prince de Morée que durant une courte période où il ne régna pas puisqu'il était alors prisonnier (1285-1289). Il assuma ensuite pleinement son rôle de seigneur supérieur de Morée, intervenant de manière de plus en plus pressante auprès d'Isabelle et de ses époux.

7J'ai analysé dans une deuxième partie la politique de Charles Ier et Charles II d'Anjou dans la Morée angevine. Mes recherches ont montré que le contrôle de la principauté par les rois de Sicile a été bien réel, ferme et rigoureux. Les historiens avaient déjà souligné le caractère administratif et centralisé de la domination angevine en Morée, mais j'ai pu approfondir les termes de cet encadrement, en étudiant en premier lieu les acteurs responsables que sont les officiers mandatés par le pouvoir royal notamment entre 1278 et 1285, période de domination directe de Charles Ier. J'ai analysé les facteurs de recrutement de ces officiers, et montré qu'ils furent nommés en fonction de leurs qualités techniques et humaines parmi toutes les communautés présentes dans le royaume de Sicile (fidèles du royaume de France, spécialistes sud-italiens des affaires financières). Ils furent amenés à circuler entre la Morée et l'Italie, tout en respectant les règles fixées par le pouvoir angevin (missions clairement définies par le pouvoir, comptes rendus fréquents auprès du souverain).

8L'action des rois angevins en Morée révèle une véritable capacité d'adaptation aux structures de la principauté, malgré les différences qui existaient avec celles de leur royaume : maintien et renforcement des cadres moréotes sociaux ou religieux ; respect des coutumes de la principauté ; ou encore collaboration avec les élites franques. Cette politique montre un souci de ne pas provoquer de tensions voire de soulèvements dans la principauté, la volonté de s'allier les notables francs qui, eux aussi, s'étaient imposés sur un territoire étranger. Les Angevins n'ont ainsi pas eu d'influence sur les structures ecclésiastiques moréotes dont ils ont hérité. La perte d'importance de certains ordres religieux à la fin du XIIIe siècle est due aux évolutions spirituelles de l'Occident, et non à une quelconque influence angevine. De plus, avec la disparition de plusieurs établissements liée à l'avancée des Byzantins, la tendance qui se dégage au tournant du XIVe siècle est un repli des ordres monastiques installés en milieu rural. Les rois de Sicile n'ont d'ailleurs pas cherché à créer de nouveaux monastères ou couvents afin de compenser ces pertes : il n'était pas question pour eux d'investir financièrement, ni d'imposer leur marque sur le territoire moréote, contrairement aux princes de Villehardouin et à la princesse Isabelle. Cette attitude est révélatrice du lien entretenu par les princes avec leur territoire : la Morée représente pour les Villehardouin, leur terre, celle où ils seront enterrés et qu'ils souhaitent défendre, militairement et religieusement, alors que pour les Angevins, elle demeure un espace lointain, sans véritable engagement religieux ni affectif, dont l'intérêt paraît seulement économique et militaire. Charles Ier puis Charles II ont en revanche poursuivi la politique de collaboration avec le clergé menée par les Villehardouin, et renforcé leur soutien aux différents ecclésiastiques latins présents dans la principauté. Cette aide vient renforcer leur image de princes très chrétiens, alliés de la papauté, défenseurs de la vraie foi, encourageant les conversions au catholicisme, poursuivant les mouvements hérétiques, tout en respectant le clergé grec de la principauté. Elle ne diffère pas en cela de l'attitude qu'ils ont pu avoir avec le clergé au sein de leur propre royaume.

9Si les Angevins n'ont pas apporté de véritable modification aux pratiques féodales, sociales et religieuses, mises en place par les princes de Villehardouin, et se sont souvent contentés de poursuivre leur politique tout en l'approfondissant, Charles Ier semble en revanche avoir introduit des nouveautés dans le domaine économique. Il établit notamment dans le Péloponnèse des exploitations agricoles, appelées massarie, sur le modèle italien. Parmi les legs angevins à la Morée, se trouve aussi le recours croissant à la monnaie. Si la monétarisation s'est bien accentuée sous le règne des trois premiers Villehardouin, elle s'est encore plus amplement développée à l'époque angevine. Cela correspond d'ailleurs à une tendance économique générale qu'on retrouve en Europe occidentale. Non seulement cette monétarisation s'est produite lorsque Charles Ier gouvernait directement la Morée, mais elle s'est largement poursuivie alors que Charles II avait confié la principauté à Isabelle de Villehardouin, puisque le début du XIVe siècle marque à la fois le pic des importations d'argent et des productions de monnaies d'argent dans le Péloponnèse. Les Angevins ont donc encouragé cette monétarisation dont les princes de Morée ont compris tout l'intérêt. Cependant, alors que le roi avait besoin de revenus importants afin de financer ses expéditions militaires en Grèce, il se contenta d'encourager le commerce à destination de l'Achaïe, et en usa lui-même sans pour autant introduire d'importantes modifications dans la principauté. Pas de mise en place de « collecte générale », ni de mesures destinées à favoriser le commerce en Morée même : alors qu'en Italie il prit soin d'entretenir les routes du royaume, de construire des entrepôts pour les marchandises, de créer des foires et des marchés, qu'il encouragea la construction et l'agrandissement des ports, aménagea des abris pour les galères, par exemple à Brindisi, en même temps qu'il développa une législation favorable au commerce, il ne prit aucune de ces mesures en Achaïe, bien qu'elles eussent sans doute permis de faire rentrer dans les caisses du Trésor davantage d'impôts indirects. Deux explications sans doute à cela : le souhait politique du souverain de ne pas modifier les coutumes de la principauté, mais aussi des préoccupations d'ordre financier. Modifier les structures économiques de l'Achaïe aurait coûté cher, et le roi ne pouvait se permettre de les financer, même si, à long terme, elles auraient pu être rentables. La politique économique de Charles Ier en Morée a par conséquent été inféodée aux impératifs militaires et financiers du souverain, et n'est en tout cas pas le signe d'une exploitation coloniale de la principauté.

10La troisième partie de ma thèse porte sur les différents conflits qui se sont déroulés dans la principauté. La Morée a en effet été, sous Charles Ier puis Charles II d'Anjou, le théâtre de nombreuses rivalités opposant les élites franques. À l'échelle locale, ces luttes sont révélatrices d'une féodalité paradoxale, à la fois très contestatrice envers le baile - représentant officiel de l'autorité angevine dans la principauté puisque ni Charles Ier, ni Charles II ne se rendirent jamais en Morée - sous prétexte d'un fort attachement aux coutumes de la principauté, mais aussi très docile face au pouvoir royal qui n'est jamais directement remis en cause. Le conflit régional opposant le duc d'Athènes au prince de Morée a, quant à lui, duré particulièrement longtemps et s'est soldé par la soumission du duché à la principauté : sous Charles II s'achève enfin l'opposition semi-séculaire entre les deux seigneurs par un mariage entre les deux dynasties, organisé à l'initiative de la princesse Isabelle, qui fit par-là preuve d'un grand sens politique. Le roi manifesta dans cette querelle de nombreuses hésitations, revenant plusieurs fois sur ses positions. De la même manière, dans le conflit l'opposant à Isabelle, il fut amené à la destituer à deux reprises. Ces hésitations sont révélatrices de luttes d'influence auprès du roi. On a enfin l'impression d'une crise structurelle des structures féodales en Orient, due notamment au fait que beaucoup de membres de la classe chevaleresque conservent (comme Florent de Hainaut et Philippe de Savoie) des liens forts avec leur région d'origine.

11Enfin, si les élites franques de la principauté ont été amenées à s'affronter, elles se sont en revanche unies contre leur ennemi commun, les Byzantins. Ceux-ci avaient repris pied dans le Péloponnèse au lendemain de la défaite de Pélagonia de 1259, et de la cession en 1261 par le prince Guillaume de Villehardouin de trois places fortes situées au sud-est de la presqu'île. Durant la deuxième moitié du XIIIe siècle et le début du XIVe siècle, la pression byzantine fut continue, même si la reconquête de la Morée se fit par étapes et fut entrecoupée de période de trêves. Les territoires repris par les Byzantins réintégrèrent au fur et à mesure l'Empire des Paléologues, et formèrent des enclaves dans le Péloponnèse franc. Ce péril grec est cependant à la fois bien réel pour les Francs de Morée, et assez lointain pour les princes angevins. La défense de la principauté n'a donc pas la même importance pour les différents dirigeants de la Morée, et ne revêt pas les mêmes enjeux pour Guillaume de Villehardouin, sa fille Isabelle, Florent de Hainaut, Philippe de Savoie, ou encore Charles Ier, Charles II et enfin Philippe de Tarente.

12Le roi de Sicile a cependant essayé de reprendre la main en organisant des expéditions offensives à partir des années 1270, car si l'Achaïe n'était pas l'objectif principal du souverain (il avait le projet de s'emparer de Constantinople et de reconstituer une Romanie angevine à son profit), elle n'en constituait pas moins un lieu de lutte privilégié contre les Grecs schismatiques. Par ailleurs, le roi s'était solennellement engagé à défendre la principauté dans le premier traité de Viterbe. Ces tentatives d'assaut vont cependant aller en constante diminution dans la deuxième moitié du XIIIe siècle : nombreuses et bien organisées sous Charles Ier, elles deviennent presque inexistantes sous Charles II, malgré un dernier sursaut grâce à son fils Philippe de Tarente. Il n'y eut donc pas de véritable rupture dans l'évolution du conflit opposant les Grecs aux Francs : Charles Ier ne réussit pas à reprendre des territoires aux Byzantins, ni après lui la princesse Isabelle et ses époux. Quant à Philippe de Tarente, il ne fit qu'une reconquête très temporaire à la toute fin de notre période. Les rois angevins n'ont pas mené par ailleurs de véritable politique castrale dans le Péloponnèse. Alors qu'à la même époque, en France, on note un parallèle entre la construction des châteaux et l'affirmation de la puissance du roi, l'absence de construction des châteaux par les Angevins reflète l'affaiblissement du pouvoir princier, voire le désengagement des souverains à partir de 1289.

13En conclusion, la mise sous tutelle angevine de la principauté de Morée s'est faite en plusieurs étapes que je pense avoir contribué à mettre en valeur. Jusqu'en 1267, et même jusqu'à la mort de Guillaume de Villehardouin en 1278, la principauté dispose d'une véritable autonomie : Charles Ier laisse le prince gouverner sans véritablement intervenir dans la vie intérieure du pays. Dans un deuxième temps, entre 1278 et 1289, le roi poursuit la politique du prince Guillaume, tout en contrôlant fermement la principauté par le biais des officiers. Cependant, un changement notable apparaît à partir de 1289. Alors que la Morée est restituée à Isabelle, Charles II exerce un contrôle de plus en plus pressant sur ses dirigeants : le roi intervient davantage dans la politique intérieure. La Morée fut donc placée progressivement par les souverains angevins dans une dépendance administrative (officiers nommés par le roi), politique (le souverain angevin se pose en arbitre suprême lors de conflits féodaux), voire militaire (dépendance envers les renforts angevins, mais aussi obligation pour les princes de répondre aux convocations armées des rois de Sicile). La dernière étape de cette prise en main fut en 1304/1307 l'élimination de la famille de Villehardouin du trône. La Morée n'est définitivement plus une principauté, c'est-à-dire un espace autonome, mais une province périphérique du royaume angevin, un territoire intégré à un espace politique dispersé, unifié par la seule personne du souverain.



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Florence Sampsonis, « Entre le roi et le prince. La principauté de Morée aux mains des rois de Sicile Charles Ier et Charles II d’Anjou (1267-1309) », Mémoire des princes angevins 2013-2017, 10  | mis en ligne le 29/11/2017  | consulté le 19/04/2024  | URL : https://mpa.univ-st-etienne.fr:443/index.php?id=310.